Il y a quelques temps de cela, Denis Bodor m'a demandé si je ne voulais pas me lancer dans une sorte de chronique du Libre, un billet d'humeur. Nous avions échangé quelques mails pour confronter nos points de vue sur le sujet et nous en étions arrivés à disserter sur une crainte commune de voir le monde du Libre phagocité par des prédateurs avides de fortunes, de voir cet espace entravé par des barbelés, de voir les nouveaux adeptes oublier l'esprit du Libre (je n'emploie ici que les termes poétiques que nous avions utilisés et passe sous silence les expressions beaucoup plus terre à terre ;-)
Comment je conçois le Libre, qu'est-ce que ça signifie pour moi ?
Je ne répondrai pas immédiatement à la question, mais j'userai d'une comparaison. La définition la plus classiquement employée du libre se construit par rapport à son grand ennemi : le propriétaire. Ce dernier m'apparaît statique, légaliste, uniforme. Par opposition, le libre m'apparaît dynamique, artistique, varié. Il existe entre eux autant de différences qu'entre une dictature et une démocratie.
Bien sûr, tout n'est pas blanc ou noir dans ces deux univers. Par exemple, la "guéguerre" entre KDE et gnome ressemble davantage à une bagarre de cours de récréation qu'autre chose, ou encore la course au plus gros numéro de version poussée à telle point que certaines distributions proposent des versions beta de certains logiciels... Parmi les multiples arguments à opposer au Propriétaire le plus marquant reste la prise d'otages du client : que faire lorsqu'un éditeur décide de changer totalement son format de sauvegarde sans conserver de compatibilité avec les versions antérieures ? D'autres (et nombreux) exemples illustrent les inconvénients des deux camps ... et pourtant, je crois quand même que le Libre est meilleur. Pourquoi ?
La différence essentielle réside dans l'individualité. Elle fournit la richesse du libre, son plus grand attrait : la diversité. Pour moi, le Libre repose sur cette diversité, celle-là même qui n'existe pas dans le propriétaire. La célèbre devise "Un pour tous et tous pour un" y correspond parfaitement. Je ne développe pas mes programmes dans mon coin, je n'écris pas mes articles uniquement pour moi ... je le fais parce que je crois (du moins, j'espère ;-) que d'autres personnes s'en serviront pour les transformer et les améliorer, exactement comme je m'inspire du travail d'autres personnes.
Cette diversité constitue notre richesse, notre patrimoine, notre force. Ceux qui pensent encore que l'unicité est meilleure, que la différence est nuisible ne m'intéressent pas : ils sont déjà perdus. Quelle joie de pouvoir choisir son gestionnaire de fenêtres, son shell ou son client dhcp.
Si le terme "communauté du logiciel libre" se rencontre parfois, qui a déjà entendu parlé de "la communauté du logiciel propriétaire" ? Prenons le cas d'un développer. S'il travaille sur un logiciel propriétaire, il ne bénéficiera de l'aide que d'un nombre restreint de personnes, il ne cherchera pas la meilleure solution (par manque de temps pour respecter des délais et/ou au prix de la moindre intervention ...). En revanche, s'il travaille sur un logiciel libre, l'Internet entier s'ouvre à lui, sa solution sera une mosaïque bâtie à partir de morceaux fournis par tout le monde.
Nous aimons la Liberté, la liberté de choisir entre différents logiciels, la liberté d'examiner le travail des autres pour apprendre, la liberté d'apporter sa propre contribution. Le choix, le savoir et l'initiative nous motivent.
L'actualité ne me permet pas de passer sous silence le débat sur les brevets logiciels. La décision de la communauté Européenne sera peut-être prise lorsque vous lirez cette article ... c'est pourquoi je ne m'attarderai pas (trop ;-) sur la question.
La menace des brevets qui pèse sur les logiciels libre n'est que le prolongement de ce qui se passe déjà ailleurs. Les initiatives se multiplient pour s'opposer à ces brevets, fruits de multinationales qui en détournent complètement le rôle. Initialement, un brevet protégeait l'inventeur contre ceux qui voulaient s'approprier sa découverte. Maintenant, un brevet cherche à englober le plus de choses possibles pour limiter ou contrôler, voire inhiber, toute concurrence, toute différence. Je verrais bien une linux-party sur les pelouses s'étendant aux pieds les sièges sociaux de certaines grandes compagnies, nous tous résistants contre ces monopoles totalitaires ... une espèce de e-Woodstock en somme ;-)
Au-delà des brevets logiciels qui concernent les idées, d'autres brevets menacent bien plus que nos libertés : ceux portant sur le vivant. Une personne devra-t-elle payer parce qu'une entreprise a déposé un brevet sur une idée qui germe dans son esprit ? Une personne devra-t-elle payer parce qu'une entreprise a déposé un brevet sur un gène rare qu'elle possède ? Je vais trop loin vous dites-vous ... j'espère, mais parfois je me dis que certaines personnes en sont capables. Selon le même principe que DeCode Genetic en Islande, la société Australienne Autogen ne vient-elle pas d'acheter une exclusivité de prospection sur le patrimoine génétique de la population des îles Tonga1 ?
Dans la lignée des brevets, l'Internet lui-même me semble malade. Il se voulait un espace d'échanges, de savoir et de liberté ... mais il ressemble de moins en moins à cette image : les sous-réseaux privés s'y multiplient, des extrémistes en tout genre (politiques, religieux, ...) y déversent leur logorrhée2, des censeurs, bien-pensants pour les autres, les attaquent et condamnent au nom de leur propre morale. Est-ce à dire qu'il faut accepter tous les excès de l'Internet : non, bien sûr, certains comportements demeurent intolérables ... et pourtant, je reste persuadé que la meilleure régulation de l'Internet doit se faire par l'Internet lui-même.
Prenons l'exemple d'un nazillon raciste (pléonasme ?) qui exprime ses opinions (remarquer l'absence d'adjectif pour souligner ma neutralité ;-) sur un site et qu'une association en exige, et obtienne en justice, la fermeture, le nazillon raciste (pléonasme ?) aura réussi : il passera pour un martyr. Maintenant, si les gens peuvent accéder à ce site, mais qu'autour, ses détracteurs ont dressé des barrières pour expliquer le danger et la stupidité (oups, je me suis trahi) de telles idées, n'est-ce pas plus constructif, plus instructif ? Mais je suis peut-être trop idéaliste et rêveur ...
J'ai le sentiment que l'Internet balance dangereusement entre réseau privé et/ou commercial. Les procès se multiplient car ils constituent l'unique réponse d'une caste qui ne ne comprend pas ce qui se passe et qui craint de perdre sa place (ou ses parts de marché). L'ICANN, gouvernement théoriquement légitimé par les Internautes mais qui ressemble plus à une république bananière, m'apparaît comme l'instrument de ces puissants qui veulent imposer leur Internet ... mais ce n'est pas le mien, pas celui dont j'ai envie : l'Internet doit rester un lieu de rencontres et d'échanges, chaleureux, ouvert et libre.
J'espère que mes propos vous auront fait réagir, réfléchir. Le Libre ne concerne pas uniquement le monde du logiciel, il s'étend bien plus loin, jusque dans la vie de tous les jours. Je crois que nous vivons une époque charnière. Quand je vois les différents sujets abordés ici (et bien d'autres encore passés sous silence (startup, "oo", droits d'auteurs, ...), je me dis que le Libre, c'est peut-être tout simplement ne pas accepter les choses que nous considérons comme mauvaises, désagréables ou nuisibles, et de proposer des solutions pour les résoudre à l'aide de la communauté. N'oublions jamais que le Libre, et au-delà le monde, n'est rien de plus que ce que nous en faisons.