JP Smets est l'auteur du livre "Logiciels libres : liberté, égalité, business", édité par Edispher. Dans son ouvrage, il décrit ce qu'est un logiciel libre et met en garde le lecteur sur les dangers des brevets sur les logiciels, jusqu'ici illégaux en Europe.
Selon vous, les brevets sur les logiciels représentent-ils un véritable danger pour le logiciel libre ? Pourquoi ?
Jean-Paul Smets : Le principal danger des brevets sur les logiciels est qu'ils ne sont aisément applicables qu'aux logiciels fournis avec leur code source et donc, aux logiciels libres. En effet, l'interdiction légale de décompiler (sauf à des fins d'interopérabilité) empêche, d'un strict point de vue juridique, d'analyser le fonctionnement d'un logiciel propriétaire fourni sous forme binaire. Résultat : plus personne ne voudra publier son code source par peur de poursuites en contrefaçon. Ainsi, au lieu de favoriser la diffusion des connaissances, les brevets sur les logiciels favorisent le secret dans l'industrie du logiciel en freinant la publication des codes sources.
Que risque un auteur de logiciel libre avec les brevets ?
Jean-Paul Smets : Imaginez que vous écriviez un logiciel libre et que vous le publiez sur le Web. Votre logiciel connaît un grand succès. Un jour, un avocat vous appelle et vous accuse de contrefaçon. Que ce soit exact ou non, il va falloir vous défendre et prévoir des centaines de milliers de francs. Supposons que vous soyez effectivement en tort, de façon involontaire. Le problème avec la contrefaçon est que la bonne foi n'est pas un argument valable. Vous serez donc certainement condamné et, s'il y a attaque pour concurrence déloyale, on peut vous demander de rembourser le manque à gagner du plaignant. Bref, vous risquez de perdre votre maison en publiant des logiciels libres originaux sur lesquels vous avez beaucoup investi de votre temps.
Pouvez-vous nous éclairer sur les répercussions économiques de l'adoption des brevets sur les logiciels ?
Jean-Paul Smets : Les brevets sur les logiciels favorisent d'une part les concentrations dans l'industrie du logiciel et d'autre part les "startup" qui imaginent une méthode informatique sans jamais la mettre en oeuvre dans un logiciel publié. Or, nous avons en Europe des centaines de petits éditeurs de logiciels innovants et aucun grand éditeur susceptible d'intervenir dans un mouvement de concentration à l'échelle européenne. Les conséquences de l'introduction des brevets sur les logiciels sont donc doubles : favoriser le bradage de l'édition européenne du logiciel au profit d'intérêts non européens et décourager les éditeurs de logiciels en puissance face au risque juridique élevé créé par les brevets. Or, la concurrence et l'innovation viennent de plus en plus des nombreuses "startup" européennes, comme le témoigne les succès récents de Linux, MySQL, SSH, etc. C'est toute cette dynamique créatrice d'emplois et favorable au consommateur que menace la proposition de légalisation des brevets imaginée par les gouvernements européens.
La possibilité qu'un groupe de sociétés (voire une seule société) puisse posséder à terme tous les brevets est-elle réaliste ? Selon vous, dans quelle mesure pouvons-nous avoir à faire face à un nouveau modèle de monopole ?
Jean-Paul Smets : Le succès des logiciels libres démontre que l'on ne peut contrôler le marché mondial du logiciel uniquement par les marques ou par le droit d'auteur. En revanche, les brevets, et le phénomène de concentration qu'ils sous-tendent, permettent d'envisager une industrie du logiciel où la diffusion de produits originaux est soumise à l'approbation et au contrôle de grands propriétaires de brevets.
Il s'agit d'une nouvelle forme de monopole qui, au lieu d'agir sur la production des logiciels, agit sur la diffusion des logiciels et la fourniture de services. Car les brevets permettent de poursuivre non seulement les éditeurs de logiciels mais aussi les sociétés de services qui développent à façon. Ce type de logique est bien plus dangereux que la position dominante de Micro soft aujourd'hui, car elle donne à des organisations qui ne prennent vraiment pas de risque un contrôle très puissant sur des individus ou des acteurs qui investissent et prennent des risques.
De grosses sociétés comme Oracle ou Adobe ont déjà fait part de leur opposition à la brevetabilité des logiciels. Ces sociétés peuvent-elles influer sur la décision finale ?
Jean-Paul Smets : Ces sociétés ont tenté, il y a quelques années, de s'opposer aux brevets sur les logiciels aux Etats-Unis. Mais aujourd'hui, elles les utilisent de façon quotidienne et il n'est pas certain à court terme que leurs dirigeants voient d'un bon oeil une Europe sans brevet sur les logiciels et disposant donc d'un avantage compétitif. En revanche, à long terme, une position juridique innovante de l'Europe pourrait constituer un bon levier pour de nombreux éditeurs américains qui souhaiteraient faire évoluer le droit outre-Atlantique et, notamment, modifier certains aspects de la convention internationale TRIPS, qui empêchent les Américains eux-mêmes d'adapter leur droit des brevets et de réduire, par exemple, la durée de protection des brevets sur les logiciels pour la rendre plus acceptable.
Un certain nombre de logiciels en GPL proviennent des USA où les brevets sur les logiciels sont déjà utilisés depuis quelques années. Pourtant cela ne semble pas constituer un frein au développement du libre. Est-ce une illusion ?
Jean-Paul Smets : Les brevets n'ont pas freiné le développement des logiciels libres jusqu'au jour, récent, où ils sont devenus de véritables concurrents. Désormais, des sociétés américaines attaquent des auteurs américains de logiciels libres. Mais, comme les recherches d'antériorité sur les brevets dans le domaine du logiciel sont peu efficaces, les propriétaires de brevets préfèrent ne pas s'attaquer aux systèmes d'exploitation car la probabilité de découvrir une antériorité qui annulerait leurs brevets est trop importante. En revanche, des sociétés européennes comme IPIX et Thomson s'amusent désormais à attaquer des auteurs européens de logiciels libres de façon agressive, avec des méthodes à la limite de la malhonnêteté et sur des bases juridiques douteuses puisqu'elles détournent l'esprit de la convention de Munich, qui interdit aujourd'hui les brevets sur les logiciels. Leur objectif est d'intimider les auteurs de logiciels libres face aux coûts qu'impliquerait une procédure, y compris lorsque l'auteur de logiciels libres est dans son droit, afin d'éliminer toute concurrence.
Au moment où les lecteurs du magazine liront ces lignes, la date fatidique du 24/25 juin sera dépassée. Si la décision prise va à l'encontre du libre, comment pourrons-nous changer les choses ?
Jean-Paul Smets : Je suis persuadé qu'il ne sera pas trop tard les 24 et 25 juin. Après tout, aucune étude économique approfondie n'a été effectuée pour justifier la position de la Commission européenne, à qui revient l'initiative de cette démarche. Et de nombreux éditeurs de logiciels européens ont clairement affirmé leur opposition à une telle mesure sur la base d'arguments économiques. Il serait probablement très sage de la part de nos décideurs de lancer un groupe de travail sur les conséquences économiques des brevets sur les logiciels avant de prendre une décision définitive.